DE LEMBRYON A LA CELLULE AU SAC DORGANES.
UN SIMPLE EQUATION ?
Quelques réflexions sur le clonage
('Forum für Politik, Gesellschaft und Kultur', Oktober 2000, 203, Luxembourg, pp. 3-6.)
Friederike Migneco
Imaginez un clone du clone de votre clone. Est-il un frère, un cousin, un neveu, un fils, un petit-fils? Etes-vous tous frères les uns des autres? Cousins ? Tous mâles ? Femelles ?
Mais tous les mêmes. Exactement les mêmes. Tous pareils. Quelle relation de parenté y-aurait-il entre vous ? Plus de parenté. La duplication asexuelle balayera la parenté traditionnelle. Toute parenté. Comment pourrait-on être à la fois sur ou frère de 10, 20, 100, 1000 individus, tous pareils à soi-même, juste décalés dans lâge ? Et les sentiments, laffectivité liée aux relations entre les membres dune famille ? Disparaîtront-elles avec la disparition de la filiation ? Le clone sera seul de par sa nature, sans parents naturels, avec un seul ancêtre, (mais lequel ?). Sy ajoutera la solitude qui surgira de la conscience davoir été produit par la volonté pragmatique dun autre et non grâce aux lois naturelles qui sont là, les mêmes, pour tout le monde.
Imaginez ce même clone dans un monde où lordinateur est devenu lalter ego de chaque individu, sa longa manus, loutil de vie, le passe-partout de chaque activité, du travail au divertissement au repos. A la solitude de sa condition de cloné sajoutera alors la solitude du prisonnier de lécran, victime de lincapacité de communiquer.
Imaginez maintenant le clone du clone de votre clone devant un écran qui lui raconte lhistoire de la découverte du clonage. Comprendra-t-il sa condition ? Serait-il préférable quil ne la comprenne pas ? Se sentira-t-il comme un aborigène dAustralie qui 30 ans après avoir été « civilisé » à pu se voir à lécran, comme il était à létat « sauvage »? Ou, au contraire, seront-ce peut-être les non clonés qui sombreront dans laliénation des aborigènes ?
Depuis le mois daoût Tony Blair a donné le feu vert au clonage « thérapeutique » dembryons humains. Le clonage humain non reproductif sera permis, tandis que le clonage reproductif dans le but de produire des clones humains adultes restera, pour le moment, interdit. Néanmoins la question de la légitimité de cette forme de clonage maintenant autorisée se pose aux moins sous trois différents aspects : à partir de quand lembryon est-il à considérer comme humain et quest ce qui définit la « personne humaine » ? Quel sens donner au mot « thérapeutique » ? Et enfin sur quoi fonder la légitimité du clonage non reproductif tout en interdisant en même temps le clonage reproductif ?
Revenons dabord à lembryon. Au mois de Janvier 2001, le gouvernement britannique a autorisé la production dembryons humains, par la technique du clonage de cellules souches embryonnaires, à des fins de recherche thérapeutique. Selon un rapport de 54 pages rendu public lors de lannonce du premier Ministre britannique, de telles recherches permettront « daméliorer la compréhension des maladies humaines » et elles auraient un « grand potentiel pour soulager la souffrance et traiter les maladies ». Parmi les applications thérapeutiques « à long terme » qui pourraient résulter de ces recherches, figurent notamment la possibilité de régénérer le muscle cardiaque, de traiter le diabète, les hépatites et certaines maladies neurodégénératives telles que la maladie de Parkinson et de Alzheimer. Pour la première fois un gouvernement européen donne donc son aval à des techniques expérimentales qui ouvrent des espoirs médicaux inédits.1 Mais cette production dembryons clonés implique tout dabord la mort de lembryon objet de la recherche. Ensuite elle implique aussi le détournement du développement des clones, cest à dire la réduction des embryons humains déjà créés à une pièce de rechange pour les greffes. On parle déjà à ce propos de « sacs dorganes ». Sans cerveau, ni bras, ni jambes, ces minuscules clones humanoïdes, seraient une sorte de système vivant à partir duquel reprogrammer le capital génétique de lembryon pour lorienter à devenir un organe.
La docilité des mots : lembryon chose en-deçà, humain au-delà
Le cur du débat éthique qui sest déclenché réside, avant tout, dans la différence fondamentale entre le clonage dune cellule humaine quelconque et le clonage dune cellule embryonnaire humaine. Il faut nommer les choses correctement et savoir de quoi on parle. Il existe une différence substantielle entre la simple cellule et la cellule embryonnaire. La cellule, quelle soit reproductive ou non, nest quune partie du corps, tandis que chaque cellule embryonnaire a les propriétés dun embryon : elle peut donner naissance à un individu adulte. La cellule embryonnaire est un embryon. Le clonage de simples cellules humaines est utilisée depuis longtemps pour de nombreuses applications médicales. Les greffes de peau par exemple. Elle ne pose aucun problème éthique. Le clonage de cellules souches embryonnaires, par contre, consiste à dupliquer un embryon déjà existant : lexpérimentation se fait sur lêtre humain vivant à son premier stade de développement.
La question que pose cette réification (de res = objet ) de lembryon humain pour les besoins de la science et de la médecine conduit à réveiller les antagonismes éthiques jamais résolus qui sétaient exprimés au moment des discussions à propos des lois sur linterruption volontaire de grossesse. Antagonismes qui senracinent dans deux Weltanschauungen opposées et philosophiquement inconciliables : la première fondée sur la conception de lembryon comme personne humaine potentielle2 avec un statut irréductible à défendre dés la première seconde de la conception ; la seconde fondée sur une vision modulaire de la vie humaine, qui peut commencer ou sarrêter à des moments variables selon les besoins de la collectivité.3 Selon cette deuxième conception lembryon, jusquau 14ème jour de son développement, ne serait que du matériel biologique et non pas une personne humaine. (Tout comme après sa mort cérébrale, lhomme ne serait quun réservoir dorganes pour les transplantations.) Les précédents normatifs et éthiques pour ceux qui considèrent aujourdhui légitimes les recherches sur lembryon remontent aux lois sur lIVG et la mort cérébrale. Si le principe quon puisse établir un seuil dhumanité, chose en-deçà, humain au-delà, a été accepté pour le ftus de 89 jours, il ne peut que lêtre a fortiori pour lembryon de 13 jours. Cest ainsi que devient légitime léquation
embryon humain = embryon = cellule = matériel biologique.
Délibérément escamotée il y a trente ans, la définition juridique de personne et dembryon est aujourdhui devenue incontournable. Le dilemme est maintenant tellement aigu que tout Etat qui refuse le statut de personne à lembryon le livre, de ce fait, à la recherche. En ouvrant, en même temps, la brèche au clonage de ladulte. Pourquoi alors ne pas échapper au dilemme par une voie latérale ? Il semble que les perspectives, très récemment ouvertes, concernant la transdifférenciation de cellules souches de lhomme adulte, permettraient dobtenir des résultats aussi valables que ceux quon prévoit en autorisant la recherche sur lembryon. Encore faut-il que le législateur soit, enfin, saisi de ces questions.
De la guérison à lamélioration en passant par les cadavres
Si la définition de la personne humaine pose des problèmes éthiques cruciaux, le sens du mot « thérapeutique » nen pose pas moins. Peut-on vraiment considérer thérapeutique (de therapeuein, prendre soin de) un procédé qui tout dabord mène à la mort ? Qui tue des êtres déjà existants, en loccurrence les embryons (surnuméraires et non), pour léventuelle guérison future dune collectivité indéfinie de malades ? Le terme thérapeutique désigne ici une finalité extérieure à lembryon, ce qui la situe hors du cadre déontologique normalement accepté. Ce nest pas lembryon lui-même qui souffre dune maladie quon se propose de guérir. Lembryon est l« instrument » de la thérapie pour quelquun dautre. Pour guérir il faut tuer. En ce sens on peut alors parler dinstrumentalisation de lembryon. Le droit à la vie de lêtre humain peut-il être modulé en fonction du « droit à la santé » du malade ? Le droit à guérir nest-il pas conséquent et subordonné au droit à la vie ? Et encore faudrait-il se demander si on peut vraiment parler dun droit à la santé. Un droit accordé par qui en vertu de quoi ? Est-ce quon accorde un droit seulement à qui est capable de le réclamer ? La tutelle des faibles, des démunis, des minorités, des individus les plus vulnérables, de ceux qui ne sont pas en mesure de réclamer leur droits, nest-il pas lélément constitutif du progrès sur lequel nous fondons la légitimité de nos démocraties ? Lembryon est muet. Il ne réclamera jamais ses droits.
Et quen est-il du décalage dun droit à la santé entre les pays riches et les pays pauvres? Combien de malades de pays du tiers monde pourrait-on guérir avec les investissements nécessaires à une seule transplantation dorgane chez nous? Dans les pays développés lobsession de la santé parfaite est même devenue un facteur pathogène :4 le système médical crée sans cesse de nouveaux besoins médicaux, mais plus grande est loffre de santé, plus les gens répondent quils ont des problèmes, des maladies. Y puise sa fortune une puissante lobby des géants de lindustrie pharmaceutique, qui gère la santé en termes de demande et doffre. La santé devient alors loptimisation dun risque pour les acteurs économiques, et une fuite caricaturale de la mort pour la société ; le refus de souffrir, daccepter linéluctabilité de la condition humaine.
Ce quon propage comme un « droit » sinscrit, en effet, dans la même Weltanschauung utilitariste qui considère lembryon comme du matériel biologique. Les paramètres éthiques changent en fonction des exigences du progrès, conçu comme un progrès matériel, qui améliore la santé, la qualité et la durée de vie. La douleur, la maladie et la souffrance sont perçues comme des entraves à éradiquer.5 Tous ceux qui personnifient la souffrance sont marginalisés : les handicapés, les vieux, les malades et les aliénés sont exclus de la vie sociale et réunis dans des endroits clos (hospices, asiles, hôpitaux etc.) où lhomme sain nest pas obligé à les voir et à en prendre soin. On peut même parler dun nouveau concept, qui est dailleurs à la source des toutes les applications du génie génétique, et qui est en train de simposer. Celui de « lhomme amélioré »: lhomme comme il devrait être et non pas comme il est. Avec comme corollaire, peut-être, les « indicators of humanhood », préconisés par certains bio-éthiciens américains : des critères tels que lautoconscience, le sens du temps, la rationalité, la capacité relationnelle, la présence ou labsence desquels déterminerait le statut « humain » de lindividu.6 Chose en-deçà, humain au-delà. Ainsi la guérison devient impercetiblement amélioration en passant par la suppression et lexclusion.
Léthique comme « morale en marche »
Le troisième aspect concernant la légitimité du clonage « thérapeutique » de lembryon est celui du clonage en soi. Sur le plan biologique et anthropologique, si non sur le plan moral et métaphysique, la reproduction asexuée dêtres humains introduit une rupture avec tout ce qui est connu, que ce soit à des fins reproductives ou non. Une fois accepté le principe du clonage humain par la communauté démocratique internationale, ne fut-ce que celui de lembryon, la légitimité du clonage reproductif (celui qui mène jusquà la naissance du clone) risque de ne plus dépendre que du degré de son utilité sociale. Lhistoire démontre que dans le domaine scientifique tout ce qui a été techniquement réalisable a en effet été réalisé. Des critères tels que par exemple la demande commerciale, la stérilité de couple ou le désir de duplication des enfants qui sont destinés à une mort prématurée pourraient suffire pour quun pays « avantgardiste » lautorise. La fertilisation in vitro qui est à lorigine de la production des embryons surnuméraires (dévolus maintenant à la recherche au Royaume-Uni), et quon aurait pu et dû prévoir, a été développée et autorisée pour les mêmes raisons.
Une fois brisé le tabou du clonage humain, rien nempêchera à qui considère léthique comme « morale en marche » de lappliquer aussi à lhomme adulte. La pratique du clonage reproductif dans les pays démocratiques pourrait comporter, pour ne citer quune hypothèse, un risque de « régression totalitaire »:7 sous prétexte de donner plein effet à lautonomie de chaque individu en accédant à ses désirs, la fabrication de clones remettrait en cause léquilibre naturel et culturel de notre société. Cet équilibre résulte de ce quon peut appeler la « loterie génétique » et de la notion de liberté et dégale dignité, qui suppose des individus nettement distincts les uns des autres. Lévolution vers une société uniforme dindividus dépersonnalisés, interchangeables et atomisés, que dailleurs nous constatons déjà maintenant, risque dêtre accélérée et renforcée par la pratique du clonage. Et luniformité des masses caractérise le monde totalitaire. Evidemment on pourrait prévoir des règles : inventer de nouveaux liens de parenté pour distinguer la source du clone et les clonés, on pourrait imposer des normes pour maintenir une égale répartition des sexes, ou encore pour éviter de possibles formes de discrimination. Néanmoins le risque totalitaire demeure, car le libéralisme absolu qui milite en faveur du clonage demanderait à être compensé par un autoritarisme dautant plus inacceptable quil concernerait les décisions les plus intimes de la vie privée. Si on envisageait au contraire une totale absence de réglementation, cette hypothèse ouvrirait la voie aux possibilités les plus folles, y compris toute sorte de dérive criminelle. Dans tous les cas, le clonage humain bouleverserait dramatiquement la construction des systèmes symboliques fondés sur la parenté en poussant laliénation de lindividu à des extrémités à peine imaginables. Il est significatif que certains juristes et philosophes rangent le clonage parmi les forfaits tels que la torture et lesclavage. Par ailleurs, une fois la technique développée, personne ne serait en mesure dempêcher les pays non démocratiques à sen servir pour produire des lignées dhommes sur mesure. Ce qui relèverait du crime contre lhumanité au même titre que le génocide.
Léthique, selon un éditorial de « Le Monde », na de sens et de portée que si elle agit en phase avec son temps. Dans cette optique léthique devrait sadapter au besoins dune société en permanente évolution, qui peut interdire le clonage ou la production de chimères entre lhomme et lanimal aujourdhui, comme elle peut les permettre demain pour des raisons « conjoncturelles ». Le sens et la finalité de lhomme peuvent alors être subordonnés à une fin extérieure à lhomme, telle que la collectivité ou lhistoire. Ne faudrait-il pas plutôt prévoir un cadre de référence de principes éthiques ayant comme priorité immuable la protection de la vie et de lintégrité humaine individuelles ? Faute de quoi nous serons peut-être les aborigènes de la société de demain.
Friederike Migneco
friederikemigneco@yahoo.de
Luxembourg, le 10 octobre 2000
Friederike Migneco est la coordinatrice de Ifgene pour Luxembourg. Elle a étudié religions orientales, yamatologie et littérature à l'Université de Rome. Elle a établi l'édition et la traduction italienne de l'essai "Unbegreifliches Geheimnis. Die Wissenschaft als Kampf für und gegen die Natur" du biochimiste Erwin Chargaff. Elle a écrit plusieurs articles concernant différents aspects du génie génétique.
1. Aux Etats Unis la recherche sur les embryons humains na jamais été interdite, tout en nétant pas financée par le gouvernement. Les laboratoires privés avaient déjà produit des embryons par transfert de noyau et par scission embryonnaire ainsi que des chimères entre lhomme et la vache. Après lannonce de Tony Blair le gouvernement américain a décidé daccorder des financements aussi aux laboratoires publics.
2. Lévolution de lêtre humain consiste en une différenciation homogène à partir de ce qui existe déjà : lhomme évolue en tant que homme, il ne devient pas homme.
3. La validité du critère de la mort cérébrale, qui reste très controversée, a anticipé le moment de la mort pour les besoins de la médecine.
4. Illich Ivan, Lobsession de la santé parfaite, dans « Le Monde Diplomatique », Mars 1999
5. Jamais dans lhistoire de la civilisation les thèmes de la mort et de la souffrance ont été tabouisés et bannies de la conscience et de la vie quotidienne comme dans notre société de la consommation.
6. Singer P., Practical Ethics, Cambridge, 1979
7. « Kein totalitäres Konzept ist je mit der erklärten Absicht vorbereitet worden, die Menschheit schädigen zu wollen. Stest wird Leidensverringerung, Erhöhung der Lebensqualität und Existenzsicherung in Aussicht gestellt...", Heisterkamp Jens, Der biotechnische Mensch. Genetische Utopien und ihre Rechtfertigung durch Bioethik", Frankfurt 1994, p. 12
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